WIRUKATA

« Cette histoire remonte à une période ancienne appelée le temps du rêve. A cette époque, le monde existait déjà mais il n’avait pas la forme que nous lui connaissons aujourd’hui.
Notre peuple vivait sur des plages de sable blanc, à la lisière d’une forêt d’eucalyptus, loin des déserts arides et des montagnes bleues traversés par nos ancêtres. Il n’y avait ni culture, ni élevage. Nous vivions de pêche et de cueillette, et parfois de chasse quand un troupeau de wallabies passait à portée de nos javelots.
Nous allions libres, sans propriété, sans vêtements, sans chefs pour nous contraindre. Dans notre langue, il n’existait pas de mots pour désigner « hier » ou « demain ». Nous étions des êtres du présent et jamais nous n’avons été aussi vivants.
Nous partions pêcher sur nos embarcations d’écorces, sous le regard serein de nos femmes et de nos enfants assemblés sur la plage. Parfois la mer se déchaînait et nous restions à terre pour regarder l’eau combattre le ciel. La pluie cessait au matin et nous remercions, Ngalyod, le serpent de l’arc-en-ciel, de nous avoir une nouvelle fois épargnés.
C’était un temps sacré, de pureté et d’insouciance, à des milliers d’années de votre monde de buildings, de highways et de pluies acides. Pour beaucoup d’australiens, ce temps est aujourd’hui tombé dans l’oubli. »

Le vieil aborigène marqua une pause. J’ouvris les yeux : de l’autre côté de la baie, les voiles blanches de l’opéra de Sydney semblaient se gonfler sous la brise venue du large. J’étais arrivé en Australie la veille et je subissais le contre-coup du décalage horaire. L’homme était venu s’asseoir sur mon banc, alors que je me reposais de ma première journée de visite. Souriant, il m’avait salué fort civilement, m’avait dit s’appeler Mukana et avait aussitôt débuté son histoire. Yeux mi-clos, je m’étais laissé bercer par son récit : sa voix était paisible et c’était le premier australien dont je comprenais l’anglais.

« A cette époque, reprit-il, nous ne possédions qu’une chose : la force de nos rêves, capables de nous faire accomplir mille prodiges. Alors, chaque matin, nous nous réunissions pour raconter nos aventures de la nuit. Le plus valeureux et le plus intrépide de nos rêveurs s’appelait Wirukata. Dans la journée, c’était pourtant le plus maladroit et le plus frêle mais, une fois la nuit et le sommeil venus, il vivait les plus fantastiques voyages. C’était un conteur talentueux qui, par la magie de son récit, savait faire partager ses aventures. Certains retrouvaient même la nuit suivante, dans leurs propres rêves, les pays et personnages fabuleux si habilement décrits.
Un matin, Wirukata ne s’est pas réveillé. Ses amis l’ont secoué, le chamane est venu mais rien n’y a fait : son rêve l’avait emporté. »

« C’est une belle histoire », dis-je.
Mukana sourit :
« Ce n’est pas une histoire, répondit-il, et elle n’est pas finie… Wirukata est revenu. »
- Vous voulez dire qu’il s’est réincarné ?
- Non, des aborigènes l’ont vu dans leur rêve. Et il leur a parlé.
- Et que leur a dit Wirukata ?
- Qu’il allait venir les chercher… Et il avait raison. Tous ceux qui ont vu Wirukata meurent dans leur sommeil la nuit suivante. »
Cette fois, ce fut à mon tour de sourire. Mukana secoua doucement la tête :
« Vous doutez parce que vous ne connaissez pas la force des rêves. Aujourd’hui encore, personne ne peut expliquer comment les aborigènes sont arrivés en Australie, voilà 60 000 ans, alors que la navigation nautique n’existait pas encore. Nous, nous le savons : c’est un rêve qui nous a portés.
- Pourquoi me racontez-vous tout ça ? demandai-je.
Mon compagnon sourit de nouveau.
- Parce que j’ai vu Wirukata cette nuit.
Je commençai à me sentir mal à l’aise.
- Vous voulez dire que… Il vous a parlé ?
- Oui : de vous. »
Je sursautai.
« Pardon ?
- Vous avez bien entendu. »
Son sourire, d’abord paisible et agréable, commençait à m’agacer. La plaisanterie n’était plus vraiment drôle. Je choisis cependant de prendre les choses avec humour.
« Il est un peu fainéant : il aurait pu venir me voir directement. »
Le vieil homme ne sembla pas relever mon sarcasme et me répondit très sérieusement.
« Vous ne l’auriez pas reconnu : vous ne le connaissez pas.
- Je vois : Wirukata est un grand timide. Ca le gêne pas trop dans son métier ? »
Pour la première fois, son sourire se crispa. Je craignis d’être allé trop loin.
« Très bien », dit Mukana en se levant.
Il inclina la tête, tourna les talons et se dirigea lentement vers la sortie du parc, attendant sans doute que je le supplie de revenir. Il fit quelques mètres puis lâcha d’une voix lugubre.
« Bonne nuit. »
Je ne pus m’empêcher de frissonner et je restai sur mon banc, incapable de me lever. Je commençai à regretter mon ironie. Peut-être était-il sérieux ? J’avais entendu parler des rêves prémonitoires, souvent annonciateurs de mort : on dit que Jules César aurait rêvé de son propre assassinat.
Soudain, une voix rigolarde avec un accent australien à couper au couteau me fit sursauter.
« Vous avez rencontré Bobby ? Je parie qu’il vous a parlé de Wirukata ! »
C’était un policier à épaules et mâchoire carrées, un jeune gaillard blond tout droit sorti d’un terrain de rugby.
« Il n’est pas aborigène ? » demandai-je.
Le musculeux pouffa. Seul le prestige de l’uniforme l’empêcha sans doute de se taper sur les cuisses.
« Si, si, au moins autant que moi ! Il fait le coup à tous les touristes qui s’arrêtent dans ce parc. Il leur fout les jetons et leur demande ensuite quelques dollars pour plaider leur sort auprès de Wirukata. C’est un bon petit business…
- Et ça marche ?
- Lorsque votre vie est en jeu, même si vous n’êtes pas mystique, vous êtes toujours prêt à lâcher quelques dollars pour assurer le coup ! »
La bonne humeur du policier était communicative. Je choisis donc de rire avec lui, avant de lui annoncer fièrement :
« Il est parti sans rien me demander.
- Félicitations ! s’exclama-t-il. Ca vous laisse de quoi boire à la santé de Wirukata ! »
Il me salua dans un nouvel éclat de rire et partit d’un pas souple rejoindre le bruit de la rue. Un peu plus détendu, je ne tardai pas à le suivre pour retrouver mon hôtel.
Il n’empêche… Je n’ai pas pu fermer l’œil cette nuit-là, de peur de croiser le funeste messager.
Il n’est pas venu ensuite, ni dans mes nuits australiennes, ni lorsque je suis revenu en France.
Jusqu’à cette nuit…
Je ne suis pas sûr que c’était lui. Je marchais au bord d’une plage de sable blanc, à la lisière d’une forêt d’eucalyptus. Assis près de l’eau, un jeune et frêle aborigène soufflait dans un didjeridoo. Il a levé la tête et m’a regardé approcher. Son sourire était paisible et un serpent arc-en-ciel était tatoué sur sa poitrine. Il ne m’a pas parlé, ne m’a pas dit son nom.
Je me suis réveillé brusquement, expulsé de ce rêve par le bruit strident d’une alarme de voiture. Je suis allé fermer la fenêtre mais je ne me suis pas recouché tout de suite. Alors, dans le doute et avant de me rendormir, j’ai décidé d’écrire mon histoire.
Et ne soyez pas surpris si, la nuit prochaine, vous me croisez dans vos rêves.

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