DES FLEURS POUR JULIEN

Si vous passez un jour du côté de Fréjus, promenez vous un moment dans le parc Areca. Au détour d’un sentier, à l’ombre d’un palmier géant, vous trouverez peut-être Cerise, une vieille dame aux traits doux et au sourire un peu triste. Si vous vous asseyez près d’elle un instant, elle vous racontera sans doute l’histoire de Julien Dombasle…

C’est le jeudi 30 novembre 1962, très exactement à 11h, que Julien décida de changer de vie… ou plus exactement son approche de la vie.
La saison n’était pourtant pas celle des résolutions : pas de retour de vacances ou d’embrassades sous le gui à l’horizon. De même, aucune lumière mystique et révélatrice n’aurait pu descendre d’un ciel bien trop sale et opaque pour laisser passer le moindre rayon.
Seul un événement beaucoup moins céleste l’avait amené à cette subite décision lourde de conséquences.
En l’occurrence, cet événement portait une jupe exagérément raccourcie et répondait au joli prénom de Cerise.
Dans le cœur jeune mais déjà éprouvé de Julien, cette ravissante jeune fille avait allumé un brasier crépitant.
Julien était un impatient né. Selon la chronique familiale, la première manifestation de cette impatience avait été observée la veille de ses 4 ans. Sa grand-mère lui avait offert un calendrier de l’avent, en lui expliquant le principe de ce mini-supplice de Tantale. Invité à ouvrir la première fenêtre, Julien découvrit derrière le petit volet de carton un chocolat tout rond qui disparut aussitôt entre ses dents de lait. Sa grand-mère posa le calendrier sur le buffet et lui donna rendez-vous le lendemain pour un nouveau crochetage de fenêtre. Mais la notion de lendemain était encore assez floue pour Julien, en tous cas beaucoup plus floue que la notion de chocolat… Lorsque sa grand-mère revint dans le salon quelques instants plus tard, le calendrier gisait par terre, toutes fenêtres ouvertes, et Julien affichait un petit sourire contrit sous de superbes moustaches couleur chocolat.
Cette mésaventure aurait dû l’alerter et l’inciter à plus de pondération. Hélas, son jeune âge l’empêcha sans doute de tirer les enseignements nécessaires et il laissa dès lors l’impatience mener sa vie. L’attente lui était insupportable et son existence quotidienne n’était que précipitation. Il n’eut plus bientôt qu’une obsession : réduire le délai entre la naissance et la satisfaction de ses désirs.
Acheteur compulsif, séducteur insatiable, Julien peinait à être heureux. La réalisation de ses souhaits ou envies lui laissait toujours un goût décevant : sa vie n’était qu’un deuil sans cesse renouvelé de moments agréables dont il avait précipité la réalisation. Il avait le spleen de l’achevé, la mélancolie du réalisé. Longtemps, il ne l’avait ressenti que confusément mais il eut une véritable révélation en lisant un jour cette citation de l’Abbé de Chaulieu : « A présent, l’expérience m’apprend que la jouissance de nos biens les plus parfaits ne vaut pas l’impatience ni l’ardeur de nos souhaits. »
Bien qu’un esprit chagrin eut pu mettre en doute l’expérience d’un abbé dans la jouissance de ses biens les plus parfaits, Julien décida de faire sienne cette maxime. Il se rangea à l’opinion ecclésiastique et décida de ne plus jamais chercher à obtenir quelque chose. Depuis ce jour, il cultivait sans les cueillir des fruits à jamais défendus : envies de chocolat, rêves érotiques, désirs de changement ou projets d’avenir.
Pourtant, ce jeudi 30 novembre (à 11 heures très exactement), sa farouche résolution et la sagesse de l’Abbé sombrèrent instantanément dans l’oubli.
On peut au passage s’étonner qu’un séducteur aussi expérimenté ait pu tomber si facilement aux pieds de cette jeune donzelle. Les plus romantiques l’expliqueront par la secrète et unique alchimie du coup de foudre. Les plus cyniques n’y verront que l’effet physiologique de la longue période d’abstinence traversée par Julien…
Quoiqu’il en soit, sa décision fut aussi radicale que sa précédente résolution. Il tomba aux pieds de l’élue, lui offrit son cœur et rivalisa d’esprit et d’attentions pour la séduire. D’abord effrayée par l’empressement de cet inconnu, Cerise finit par s’en amuser puis par attendre avec de plus en d’impatience leurs rendez-vous quotidiens.

De son côté, jamais Julien n’avait ressenti un désir aussi intense et il ne vivait plus que dans l’attente de Cerise. Il hésitait cependant à se livrer tout à fait, craignant de se voir refuser ce qu’il espérait avec tant d’ardeur. Chaque soir, il raccompagnait la belle à sa porte et repartait les lèvres brûlantes du baiser qu’il n’avait osé demander. Il continua donc sa cour durant de longues semaines et se comporta en parfait chevalier servant : il multiplia les surprises, offrit sa main, tint les portes, emportant Cerise dans le monde enchanté de la séduction. Un soir où leur complicité était particulièrement forte, il se pencha vers elle et recueillit enfin le baiser si longtemps attendu.

Julien tomba alors dans la félicité la plus béate. Il sautillait désormais dans un monde merveilleux peuplé d'oiseaux gazouilleurs et d'anges bienveillants. L'amour déniaise les uns et rend niais les d'autres. Julien appartenait sans conteste à ce dernier groupe. De son côté, Cerise cherchait en vain l'objet passé de son désir : ce funeste baiser avait transformé le prince charmant en nigaud bêlant.
Une semaine plus tard, elle lui avoua qu’après avoir tant souhaité partager la vie de rêve qu’il lui avait laissé entrevoir, elle ne ressentait désormais en sa présence aucune palpitation cardiaque ou échauffement corporel. La terrible malédiction de l'Abbé de Chaulieu avait frappé Cerise et indirectement terrassé le pauvre Julien. Le coeur définitivement brisé, celui-ci comprit comment la sagesse était venue à l’Abbé et surtout pourquoi il était entré dans les ordres. Alors, pour la dernière fois, Julien Dombasle décida de changer de vie...

En quittant Frejus, faites un crochet par le monastère Notre-Dame de la Verne, au cœur du massif des Maures. L’accès est difficile et vous devrez sans doute finir à pied le chemin de poussière blanche qui mène au grand portail de pierre. Poussez la lourde porte de chêne et partez sur les traces de Frère Julien. Dirigez vous vers le grand cloître, au centre duquel reposent les sépultures des moines. Il n’y a pas d’inscription sur les croix de bois mais, si vous cherchez bien, vous trouverez une épitaphe, gravée sur une dalle de schiste. Lorsque vous l'aurez déchiffrée, vous saurez alors où déposer, de la part de Cerise, votre petit bouquet... d'impatiences.

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