LE CHATELAIN

Célestine Robilloux trottinait sur l'allée de graviers. Emmitouflée dans un épais châle de laine noire, elle semblait minuscule au milieu des arbres tricentenaires du parc.

Debout derrière une haute fenêtre du château, le comte Flavinien Heurtebise l'observait. Il pensait avec nostalgie aux chairs fermes et rebondies qu'il avait si souvent caressées, aux seins chauds et plantureux qui accueillaient son visage chaque soir. Célestine était jeune alors et plus d'un homme se serait damné pour passer une heure dans son lit. Depuis quarante ans, elle lui était dévouée corps et âme mais depuis dix ans, il ne la touchait plus.

Le château était à une lieue de Neuville et le village s'était ému de leurs amours. Chaque dimanche, à la sortie de la messe, les langues des bigotes s'envolaient. Les joues rougies par l'excitation, elles imaginaient avec délice les débats qu'elles ne pouvaient voir et des exclamations étouffées et de petits rires nerveux ponctuaient ces évocations libertines. Attablés à l'ombre des platanes, les hommes du village parlaient avec envie du comte et de sa servante et leurs gestes n'étaient jamais assez amples pour décrire les courbes de Célestine. Lorsqu'ils regagnaient leur logis, les volets étaient rapidement refermés et les plaintes étouffées des épouses renversées troublaient bientôt le silence du petit village. Les amours de Flavinien et de Célestine, bien que stériles, avaient ainsi donné naissance à des ribambelles de neuvillois.

Mais aujourd'hui, les hommes avaient oublié Célestine et les femmes ne frissonnaient plus lorsque passait la longue silhouette du comte. Flavinien ne se sentait pourtant pas vieux. Peut-être soufflait-il un peu plus pour gravir les hauts escaliers de son château mais enfin il les montait. L'âge l'avait marqué, c'est vrai, mais il n'avait pas été assez puissant pour attaquer son coeur. Et au fond de lui, l'envie était toujours là, ce brasier jamais éteint qui brûle même les joues des vieillards.

Sous ses yeux, Célestine trottinait toujours. Elle rentrait du village et rapportait sans doute le repas du soir et les derniers potins. Voilà belle lurette qu'il ne les écoutait plus mais il n'osait pas l'avouer à Célestine. Il ne parvenait plus à s'intéresser à la vie de ses contemporains. Depuis trop longtemps reclus dans son château, il vivait au milieu de ses souvenirs.

Le comte soupira et quitta la fenêtre. Il était fatigué et la déprime le guettait. Il traversa la salle de billard et gagna le salon. Ses parents avaient donné ici les plus belles réceptions de la région. Des valets perruqués se tenaient raides et dignes de chaque côté de la cheminée tandis que marquises et comtes valsaient sous les lustres de cristal. Il rêvait à l'époque aux secrets dissimulés sous les lourdes robes de taffetas et une cheville entraperçue le plongeait dans des âbimes de ravissement. Mais la dernière note de la dernière valse s'était éteinte depuis longtemps et il traversait à présent une salle vide et froide.

Des hommes en complet-veston étaient venus, il y a quelques années. Ils lui avaient proposé de louer le château pour faire renaître ces soirées d'un autre siècle mais Flavinien avait refusé. Enterrés sous le plus haut chêne du parc, ses parents se seraient retournés dans leur tombe.

Le châtelain descendit l'escalier de marbre, effleurant d'une main rêveuse le bois sculpté de la rampe. Il ouvrit la lourde porte d'entrée à Célestine et, prévenant, la délesta de son panier. Les joues de la servante étaient rouges et ses yeux brillaient d'un éclat inaccoutumé.

- Tout va bien, Célestine ? s'inquiéta le comte.

Essouflée, celle-ci attendit quelques secondes avant de répondre :

- Monsieur le Comte, c'est terrible !

- Qu'y a t'il Célestine ?

- C'est une catastrophe !

- Quoi ?

La vieille femme joignit les mains, invoquant le plus célèbre des enfants :

- Doux Jésus, ils veulent vendre le château !

- Qu'est ce que vous racontez, Célestine ?

- C'est la femme du notaire, monsieur le Comte ! Je l'ai rencontré à la boulangerie. Elle m'a dit que le maire était venu chez elle hier pour voir son mari. Ils ont dit que lorsque vous ne serez plus là, le château sera vendu. Parce que vous n'avez pas d'enfant !


*

*       *

Les fesses posées sur l'extrème bord de leur chaise Louis XV, leur chapeau sagement posé sur les genoux, le maire et le notaire regardaient le comte de Neuville aller et venir devant l'imposante cheminée du salon.

Discrètement le maire s'épongea le front et jeta un regard douloureux sur le verre de liqueur posé devant lui. Intimidé par la noblesse des lieux, le représentant de la république n'avait pas encore osé y toucher. Lentement, il avanca la main...

Le comte s'immobilisa brusquement et se tourna vers ses visiteurs. Le maire sursauta, pour la plus grande peine de la chaise Louix XV.

- Vous êtes sûr de ce que vous avancez ?

- Absolument certain, Monsieur le comte, répondit le notaire. La loi française est formelle. En l'absence d'héritier, votre patrimoine deviendra automatiquement celui de l'état.

- Et si je lègue mes biens à Célestine ? J'ai le droit de faire un testament, tout de même !

- Les droits de succession seraient énormes, soupira le notaire. Pour s'en acquitter, Mademoiselle Roubignoux devrait vendre le château.

Le comte Flavinien de Neuville abattit son poing sur la table et un peu de liqueur s'échappa des verres, au grand désespoir du maire.

- Ce château appartient à ma famille depuis plus de trois siècles ! Regardez derrière vous !

Du doigt, il montrait les portraits alignés sur le mur du salon.

- Regardez ! poursuivit-il. Guillaume de Neuville, compagnon d'Henri IV : le bon roi l'a récompensé de sa fidélité en lui donnant ce château. Regardez ses descendants : Hugues, François, Jean-Eudes, Pierre, Florian jusu'à mon père Adrien : tous ont vécu dans ce château et se sont battus pour le conserver. Vous croyez que je vais me présenter devant eux la tête basse, descendant ultime et honteux de la glorieuse dynastie de Neuville ?

Le notaire sourit tristement et écarta les mains en un geste d'impuissance.

- C'est hélas la loi, Monsieur le comte. En l'absence d'héritier...

- Et si j'avais un enfant ?

Les yeux du maire triplèrent de volume instantanément tandis que le notaire, en parfait professionnel, restait impertubable.

- La situation serait bien sûre différente : le château lui reviendrait de plein droit.

- Dans ce cas, j'aurai un enfant.

- Pardon ?

- J'aurai un enfant. Monsieur le maire, vous êtes une sorte d’expert en mariage, n’est-ce pas ? Trouvez moi la comtesse de Neuville. J’épouserai celle qui me donnera un enfant.

- Mais c’est à dire, que… bafouilla le maire.

- Vous avez une meilleure idée ?

Le maire se tourna vers son voisin et ne trouva aucune réponse dans les yeux mornes du notaire. Il tendit alors la main vers le verre si longtemps convoité et le brandit d’un geste assuré parce que maintes fois répété.

- Tous mes vœux de bonheur, Monsieur le comte !

*

*        *

Le maire et le notaire étaient jumeaux et pareillement ronds, dans tous les sens du terme. C’est en effet en titubant légèrement qu’ils quittèrent le comte, doublement ébranlés par l’annonce du comte et les verres de liqueur qu’ils avaient pu finalement avaler. S’ils avaient trébuché sur l’allée de gravier, ils auraient pu rouler sans peine jusqu’au village. Ils l’atteignirent cependant sans encombre et, une semaine plus tard, revinrent vers le châtelain pour rendre compte de leur mission. Célestine ouvrit la porte en regardant d’un œil soupçonneux les souliers des visiteurs. Mais le soleil d’avril avait séché la boue des chemins et c’est par pur principe que les deux hommes essuyèrent leurs pieds sur le large paillasson du perron.

Célestine accompagna les deux hommes au salon, où le comte Flavinien, encore plus pâle que d’habitude, les accueillit d’un seul mot.

- Alors ? demanda-t-il.

Le maire s’empressa de rassurer son hôte.

- Monsieur le Comte, nous avons mené à bien la mission que vous nous avez confié.

- Et comment s’appelle-t-elle ?

- Ca, c’est à vous de nous le dire ?

- Pardon ?

- Voyez vous monsieur le Comte, de nos jours encore, les jeunes filles aiment les contes de fée. Si je puis oser cette métaphore, plus d’une souhaiterait essayer le soulier de vair… Nous ne vous avons pas trouvé une mais… trente prétendantes !

- Que dites vous ?

- Vous avez bien entendu,Monsieur le Comte, trente jeunes filles souhaiteraient vous épouser et…humm… vous donner un héritier. Vous allez donc devoir choisir.

Le comte se laissa tomber dans un fauteuil à larges oreilles et resta un long moment pensif. Lorsqu’il releva les yeux, une fièvre inhabituelle éclairait ses joues habituellement livides.

- C’est le château qui choisira, annonca-t-il. Il n’est pas question d’humilier des familles entières en procédant à un concours ou à une quelconque sélection… Nous ne sommes pas à la foire aux bestiaux ! Toutes ces prétendantes viendront au château pour y passer la nuit. Je choisirai alors une chambre au hasard : ce sera celle de ma promise. Et au matin…

Flavinien se leva brusquement et s’approcha du maire.

- Vous officialiserez notre union.

L’autorité naturelle des Neuville venait de s’exprimer à nouveau. Les deux hommes bafouillèrent quelques mots mais le comte les interrompit aussitôt.

- Vous avez une meilleure idée ?

Interloqués, les jumeaux échangèrent un bref regard.

- Je sais pouvoir compter sur vous, mes amis, conclut-le comte en se radoucissant. Célestine va vous raccompagner.

*

*      *


Deux jours plus tard, à la nuit tombée, la beauté et la jeunesse quittèrent le village pour suivre un long chemin semé de flambeaux. Les lèvres peintes et les cheveux dénoués, les jeunes femmes avancaient en cortège. Blondes, brunes ou rousses, la poitrine menue ou généreuse, les chevilles fines ou épaisses, bas du cul ou toutes en jambes, minces ou grassouillettes, elles incarnaient cette nuit-là le visage multiple et toujours charmant de la féminité. Sur leurs épaules flottait la robe blanche portée avant elles par leur mère et leur grand-mère. Le teint pâle, le pas mal assuré, elles avancaient vers des noces incertaines, sans même le bras de leur père pour les réconforter.

Rassemblés derrière les grilles du parc, les villageois regardèrent leurs filles, soeurs, nièces ou cousines disparaître une à une, avalées par la bouche immense du château. Dans chaque chambre, un lit à baldaquin tendu de mousseline blanche attendait les jeunes filles. Les chandelles étaient éteintes et seuls de minces rayons de lune avaient pu se glisser à travers les volets clos. Lorsque la dernière prétendante se glissa en frissonnant dans ses draps glacés, les flambeaux du parc s'éteignirent brusquement, soufflés par une bouche invisible. Instinctivement, les villageois levèrent les yeux : au dessus de leur tête, la lune était pleine.

Barricadé dans la plus haute chambre du château, la tête bourdonnante et la gorge nouée, Flavinien observait lui aussi l’astre nocturne se lever sur sa nuit de noces. Un frisson ancien parcourait son échine et un goût depuis longtemps oublié lui venait en bouche. C’est ce même frisson qui l’avait parcouru lorsque le maire et le notaire lui avaient annoncé le nombre de prétendantes… L’occasion était trop belle, il y voyait même un signe du destin. On ne peut fuir éternellement sa véritable nature, même lorsqu’on appartient à l’une des plus anciennes familles de France. Un instant, le visage effaré de sa mère passa devant ses yeux. C’était deux jours après qu’ils aient trouvé le chien dans le parc…Au début, on avait pensé qu’un loup était responsable… Il s’approcha de son miroir et s’astreint à nouer le plus lentement possible sa cravate de soie fauve. Tout en arrangeant son nœud Windsor, il détaillait sans complaisance son visage. La lumière sourde et bienveillante de sa chambre atténuait ses rides mais était suffisante pour souligner la blancheur de sa peau. Il avait toujours eu une santé fragile : une carence certainement… Il coiffa avec application sa chevelure blanche de vieux chevalier avant d’abandonner sans regret son reflet. Il se glissa sur le palier et avança sur le long ruban du tapis de laine rouge. Au fur et à mesure de sa progression dans les couloirs glacés du château, son pas devenait plus ferme et assuré, sa silhouette se redressait et il retrouvait instinctivement le port altier et l’élégance féline de ses ancêtres.

Arrivé devant la première porte, le comte marqua une courte pause puis, d’une main ferme, poussa sans hésiter le lourd panneau de chêne. Perdue au milieu du grand lit à baldaquin, émue et frissonnante, Agathe Loubet, fille unique de l’épicier du village, vit s’approcher la noble silhouette de son prétendant. Elle ferma les yeux et se cambra légèrement lorsque les mains brûlantes du visiteur se posèrent sur les frais vallons au creux de ses hanches. Le comte Flavinien de Neuville, dernier du nom, approcha alors ses lèvres, ouvrit la bouche et…plongea avec délectation ses canines assoiffées dans la gorge offerte de sa première fiancée.

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