VIRGINIE EN L'ILE

Un éclat aveuglant et puis l'ombre tout d'un coup. La fraîcheur d'une ruelle qui ne connaîtra jamais le soleil.


Une promenade sur l'île, bien loin des plages et des baraques à frites. Un parfum de moyen-âge, une douceur surannée, la rondeur des pavés sous mes pieds : je ne pensais pas finir mes vacances ici. Derrière ces façades majestueuses, j'imagine de très vieilles dames se déplaçant à pas lents sur des parquets cirés. Je déambule la tête levée vers le ciel, les yeux perdus dans ces toits de dentelle.

Mathilde marche devant moi. Elle a fouillé ce matin dans ma valise et ses mollets dansent maintenant dans un short d'explorateur. Elle promène l'insouciance de ses quinze ans au milieu de ces maisons trois fois centenaires. Les jeunes n'ont pas le respect des vieilles pierres. Ils ont bien raison d'ailleurs. Pourquoi ces promenades chuchotées ? Pourquoi cette crainte d'ébranler des monuments qui nous survivront ?

- Tu m'offres une glace ?

La lumière est blanche à présent. La place est minuscule, coincée entre deux terrasses ensoleillées. Des touristes attablés écoutent d'une oreille distraite la complainte folk d'un guitariste de rue. Accablés par la chaleur, ils dégustent lentement des sorbets multicolores.

Mathilde s'est assise sur une chaise cannelée. Lorsque je la rejoins, son regard flotte au dessus de mon épaule.

- C'est quoi, ça ?

Je me retourne. Là bas, de l'autre côté de l'eau, la cathédrale nous tourne le dos. Des échafaudages métalliques étranglent les tours jumelles mais la flèche est toujours là, fragile et majestueuse.

- Mathilde, je te présente Notre-Dame.

Mathilde est ma nièce. C'est elle qui a voulu venir à Paris. J'avais pourtant d'autres projets pour ce mois de juillet. C'était notre cinquième jour de vacances et nous avions trouvé la veille au soir un camping sympa près de Bergerac. Nous prenions notre petit déjeuner et j'avais déplié la carte routière. Je voulais plonger vers le sud pour rejoindre la grande tâche bleue en bas de la carte. J'essayais de construire un itinéraire en évitant autoroutes et nationales. Un parcours sinueux et bucolique parsemé d'arbres et de villages. Mathilde m'écoutait citer les noms charmants et inconnus des bourgades perdues que nous allions traverser. Je n'étais plus qu'à quatre-vingt kilomètres de la mer lorsqu'elle a proposé :
- Et si on allait à Paris ?
- Pardon ?
Mathilde souriait. Elle a répété sa question en détachant bien chaque syllabe.
- Et si on allait à Paris ?
- Comment ça à Paris ?
A présent Mathilde rayonnait. Elle était emballée par l'idée saugrenue qui venait de lui traverser l'esprit.
- Mais oui ! On habitera chez toi. Tu me feras visiter Paris. On sortira le soir et on prendra le p'tit dej' à Montmartre. On ira en haut de la tour Eiffel, en haut de l'arc de triomphe, en haut de la tour Montparnasse, en haut de pleins de trucs ! Et puis on fera du bateau-mouche ! Ca va être génial !
Du bateau-mouche... Je ne pensais pas finir mes vacances sur les navettes du Pont-Neuf.
- Tu ne veux pas voir la mer ?
- C'est nul la mer. Ca pue le poisson et l'huile solaire. Oh tonton, je t'en prie : emmène moi à Paris !

Et tonton a cédé. Voilà pourquoi tonton déguste maintenant une glace à deux pas de la Seine.

J'adore l'île Saint Louis. Longtemps je n'ai pas su où elle était. Je ne veux pas dire que je n'y était jamais allé. Simplement, je ne savais pas où elle se situait exactement. J'étais incapable d'y aller seul. Pourtant je ne tenais pas à savoir où elle se cachait, le charme aurait été rompu. Celle île devait rester mystérieuse à défaut d'être déserte. Un oasis magique où l'on accostait par hasard.

Mathilde me pousse du coude.

- Et elle ?

Du menton elle me désigne une jeune femme accoudée sur le parapet du pont Saint-Louis. Elle porte un sac à dos minuscule qui disparaît presque sous sa longue chevelure brune.

C'est le nouveau jeu de Mathilde depuis que nous sommes à Paris. Elle observe avec attention les parisiennes, espérant trouver ainsi sa future tante.

- Pas mal.

- On l'invite à boire un verre ?

- Bien sûr. Tu lui expliques que tu as un vieil oncle célibataire à caser et qu'elle correspond tout à fait aux critères de sélection. A mon avis elle va s'évanouir de bonheur.

Mathilde tend vers moi la paume ouverte de sa main.

- Chiche ?

Je rigole mais je suis légèrement mal à l'aise : j'ai horreur des paris stupides.

- Arrête tes bêtises, Mathilde.

Un sourire à fossettes s'épanouit devant moi.

- Mais c'est pas des bêtises. Tu ne m'en crois pas capable ?

Je n'ai même pas le temps de répondre. Ma nièce se lève et se dirige d'un pas décidé vers le pont. Je la regarde avec horreur aborder l'inconnue au sac à dos. Une suée tiède glisse lentement entre mes omoplates. En deux secondes, j'ai perdu trois kilos.

L'inconnue et Mathilde me regardent à présent en riant. Elles reviennent ensemble vers la terrasse. Je scrute avec envie les eaux noirâtres de la Seine. J'imagine déjà le titre de France Soir demain : suicide sur l'île Saint-Louis, un trentenaire désespéré se jette sous un bateau-mouche.

- Alors c'est vous le vieil oncle célibataire ?

L'inconnue est assise devant moi et Mathilde me regarde d'un air narquois. La petite peste semble ravie de sa prestation.

- Pas du tout. Je suis éducateur dans un foyer pour enfants attardés et c'est le jour de sortie de mademoiselle. Je suis vraiment désolé. Elle ne vous a pas trop embêtée au moins ? Mathilde, tu as pris tes petites pilules vertes ?

Mathilde se penche vers l'inconnue.

- Je vous l'avais dit, il est très timide.

L'inconnue me dévisage avec intérêt. De près elle est encore plus jolie. Elle ressemble à Mademoiselle Flavier, mon institutrice du cours élémentaire.

- Je m'appelle Virginie et je meurs de soif. Je ne pensais pas qu'il pouvait faire si chaud à Paris.

Une ombre passe sur le visage de Mathilde.

- Vous n'êtes pas parisienne ?

- Je viens de Strasbourg et je suis à Paris depuis seulement trois jours. Je commence à travailler ici en septembre et je recherche un appartement.

Les fossettes réapparaissent : ma nièce est rassurée.

- Et vous logez où en ce moment ?

- A l'hôtel.

Mathilde a une petite grimace.

- Je vous plains. C'est pas terrible l'hôtel. Alex, lui, il a un super appart' à Montmartre. J'y suis pour quelques jours mais je vais bientôt repartir.

Elle a parlé avec un sourire de mère maquerelle accueillant un client. Je me tortille sur mon siège et je sens que je sue de plus en plus. J'ai l'impression que le soleil est tombé dans ma chemise. J'essaie de ramener la conversation sur des pentes moins abruptes.

- C'est quoi votre travail ?

- Je suis artiste-peintre. Je suis spécialisée dans la restauration de tableaux.

Mathilde lâche un sifflement admiratif.

- Mais c'est génial ! Vous devez être super bonne !

Virginie rit de l'enthousiasme de Mathilde.

- Ce sont surtout ceux qui ont peint les toiles qui étaient "super bons".

- Ils ne doivent quand même pas prendre n'importe qui pour restaurer les tableaux, s'exclame ma nièce. Vous avez fait les Beaux Arts, alors ? Moi c'est mon rêve.

Etonné, je regarde Mathilde. Hier encore elle me parlait avec chaleur de sa vocation de médecin humanitaire. Mais aujourd'hui personne ne pourrait mettre en cause son amour de la peinture. J'ai toujours admiré cette aptitude innée des femmes pour le mensonge. Elles ont des accents de sincérité qui duperaient le plus sophistiqué des détecteurs.

- Tu aimes dessiner ? demande Virginie.

Mathilde esquisse un sourire modeste.

- J'adore ça. Mais je ne crois pas être très douée.

- Ce n'est pas très difficile, tu sais. N'importe qui est capable de dessiner ou de peindre correctement. Il suffit d'apprendre. Après, c'est une question d'imagination. Et vous, Alex, vous dessinez ?

Elle enlève son sac à dos et en extirpe un paquet de cigarettes froissé. Visiblement, elle a décidé de passer l'après-midi avec nous. Je dois avouer que cette perspective ne me déplaît pas.

- Si vous posez un jour cette question à mon ancien prof de dessin, vous entendrez l'éclat de rire le plus sinistre de votre vie. Aujourd'hui encore je ne peux entendre les noms de Canson et Caran d'Ache sans frissonner.

- C'est parce que vous ne savez pas regarder. Le dessin est d'abord une affaire de mémoire. Je parie que vous n'êtes pas physionomiste. Fermez les yeux.

J'obéis. J'ai l'impression d'avoir dix ans.

- De quelle couleur sont mes yeux ?

J'essaie de retrouver les traits de Virginie. Je vois avec précision l'ovale parfait de son visage et la cascade brune de ses cheveux. Je retrouve son regard mais je suis incapable de décrire la teinte exacte de ses yeux.

- Bleus ?

- Ouvrez les yeux.

Lentement, mes paupières se soulèvent. Deux prunelles vertes brillent devant moi.

- Vous voyez. Vous ne savez pas regarder. De quelle couleur sont les yeux de votre mère ?

Je réalise que je suis incapable de répondre avec certitude. J'ai honte. Mathilde vient à mon secours.

- Mamie a les yeux verts.

Mal à l'aise, j'essaie de plaisanter.

- J'ai du mal avec le vert.

Virginie sourit de mon air gêné. Elle pose la main sur mon avant-bras.

- Ce n'est pas très grave, vous savez. Beaucoup de gens sont comme vous. Alors, vous me l'offrez ce verre ?

Mathilde passe son bras autour de mon cou.

- Pour moi, tonton adoré, ce sera une énorme glace pistache-chocolat avec une tonne de chantilly.

Je regarde ma chipie blonde. C'est sa troisième glace aujourd'hui mais je ne proteste pas. Ma petite rabatteuse d'artiste-peintre mérite bien ça.

Je fais signe au garçon. Un miracle se produit alors : il me voit tout de suite et se dirige ventre à terre vers notre table. Décidément, cette journée est belle.

Virginie se penche vers moi.

- Tournez un peu la tête, pour voir...

Intrigué, je m'exécute. Du coin de l'oeil, je l'entrevois inspecter mon visage avec attention. Dix secondes plus tard, le verdict tombe, étonnant.

- Vous avez un visage intéressant. J'aimerais beaucoup faire votre portrait.



*

* *



Virginie a posé son chevalet près de la fenêtre et un ruban de lumière orange flotte dans ses cheveux. Elle porte une chemise d'homme constellée de tâches étoilées et multicolores. Devant elle, la toile où naîtra bientôt mon image. J'ai le trac.

Elle a dit que j'avais un visage intéressant. Je ne sais pas trop quoi en penser. Intéressant ça ne veut pas dire beau. A côté de ça, c'est mieux que d'avoir un visage banal. Quoique. Popeye aussi a un visage intéressant. Niki Lauda également. Et ça m'étonnerait que ce soit le type d'homme de Virginie. C'est donc seulement le peintre qui s'est exprimé. Ainsi parle le médecin lorsqu'ils ausculte un patient atteint d'une maladie très rare : "Intéressant, très intéressant. J'aimerais beaucoup m'occuper de votre cas". La réaction de Virginie était similaire. Elle m'a vu et elle a dit : "Intéressant. J'aimerais beaucoup peindre votre portrait". Elle aurait certainement murmuré la même chose en croisant Michel Simon...

Elle a ouvert une mallette en bois et a posé trois pinceaux sur le bord du chevalet.

- Je dois préparer mes couleurs, m'annonce-t-elle. J'en ai pour un petit moment. Vous pouvez me parler, ça ne me dérange pas.

- Mathilde vous a trouvé très sympa.

- J'en suis ravie. Elle n'est pas là, au fait ?

- Elle a repris le train hier soir pour Angers.

- Dommage, j'aurai bien voulu lui retourner le compliment. Ai-je plu également au reste de la famille ?

- Bien sûr. Sinon je ne vous aurais jamais offert une double pêche Melba.

Virginie sourit.

- Elle était excellente, je vous remercie encore.

Elle mélange ses couleurs et je vois des fleurs inconnues éclore sur sa palette. Un parfum résineux me chatouille les narines.

- J'aime beaucoup l'odeur de votre peinture.

- Si je vous faisais sentir mes tubes, vous ne diriez pas ça. C'est l'essence de térébenthine qui a ce parfum. Vous n'y connaissez vraiment rien en peinture ?

- J'ai fait des progrès depuis hier. Après votre départ, Mathilde m'a tanné pour aller voir une expo. Je l'ai emmenée au Musée d'Orsay.

- Au musée d'Orsay ? Tiens, tiens... C'est peut-être vous le voleur alors ?

- Le voleur ?

- Vous n'avez pas entendu la radio ce matin ? Un tableau a été volé hier.

- Non, je n'étais pas au courant. De quel tableau s'agit-il ?

- Une toile de Renoir, "Soir de bal".

- Elle vaut cher ?

- C'est un des derniers tableaux peints par le maître, un chef d'oeuvre. Sa valeur est inestimable.

- J'espère que mon portrait vaudra bientôt aussi cher. Je vous promets de partager les millions avec vous.

Virginie pose les mains sur ses hanches et fronce les sourcils

- Vous vendriez mon tableau ?

- Ca dépend du résultat, dis-je. Ca me plairait assez d'être exposé au Louvre à côté de Mona Lisa. On formerait un beau couple.

Virginie lève les bras au ciel.

- Vous savez combien de temps Léonard de Vinci a mis pour peindre la Joconde ? Quatre ans !

Heureusement la séance dura beaucoup moins longtemps. Trois heures et quelques crampes plus tard, Virginie m'autorisait à regarder la toile. Le résultat était plutôt flatteur, je dois l'avouer. Mon portrait affichait un petit sourire de séducteur épanoui. Errol Flynn sans la moustache.

- C'est encore mieux que la chirurgie esthétique ! m'exclamé-je.

Virginie rit de ma surprise. Elle a une trace de peinture rouge sur le front. Le rouge de mes lèvres.

- Ca vous plaît ?

- Je m'adore ! Mais...

Je me penche sur la toile.

- Vous n'avez pas signé ?

- Un oubli.

Virginie caresse sa palette d'un coup de pinceau et s'approche du tableau. Une arabesque gracieuse et son prénom apparaît sur mon épaule. Me voilà tatoué à vie.



*

* *



Le lendemain, je partais pour Rotterdam. Je travaille pour un important grossiste en fleurs et j'avais rendez-vous avec mes fournisseurs néerlandais. Le soir même, j'étais de retour à Paris. Un message de Virginie m'attendait sur mon répondeur. Elle préparait une exposition pour le mois suivant et souhaitait que je lui prête le tableau à cette occasion. Je décrochais mon téléphone lorsque la sonnerie de la porte d'entrée a retenti.

Deux inconnus en costume-cravate attendent sur le palier. Le plus petit me tend une carte barrée d'une bande tricolore.

- Monsieur Alexandre Dalban ? demande-t-il.

- Oui ?

- Commissaire Albertini. Voici mon adjoint, l'inspecteur Perrier. Nous pouvons entrer ?

Mon air ébahi lui arrache un sourire.

- Rassurez vous, nous voulons juste vous poser quelques questions.

- Entrez, je vous en prie.

Les deux hommes pénètrent dans mon appartement et je les guide jusqu'au salon. Ils affichent un air blasé mais je suis persuadé qu'ils enregistrent chaque détail de la pièce.

Je les invite à s'asseoir dans le canapé. Le commissaire glisse une main dans la poche intérieure de sa veste et en sort une photo.

- Vous connaissez cette jeune femme ?

Suspendu aux doigts épais du policier, le visage de Virginie me sourit.

- Pourquoi ?

- Vous la connaissez ? insiste Albertini.

- Oui. Elle s'appelle Virginie. J'ai fait sa connaissance cette semaine.

- Cette semaine ? Et quand l'avez vous vue pour la dernière fois ?

- Hier... Mais enfin, de quoi s'agit-il ?

- Cette demoiselle ne s'appelle pas Virginie mais Natacha. Natacha Weimer. La femme de Michel Weimer. Vous connaissez Michel Weimer ?

Je secoue la tête, incapable de prononcer un mot. Je suis effondré. Ainsi ma belle artiste-peintre est mariée ?

- Vous avez entendu parler du vol de tableau au Musée d'Orsay ? Les coupables ont été arrêtés hier soir. Ils s'appellent Michel et Natacha Weimer.

- Quoi ! Non mais, vous rigolez !

Pour la première fois, l'inspecteur Perrier prend la parole. Sa voix est grave et il parle lentement. Ses mots résonnent dans la pièce, procurant une curieuse sensation d'écho.

- Michel Weimer est bien connu de nos services. Il a déjà fait cinq ans de prison en Hollande pour vol et recel d'oeuvres d'art. Des tableaux, principalement. Depuis un an, il avait disparu. La police espagnole l'avait repéré au mois d'août dernier à Madrid. Quelques jours plus tard, deux tableaux de Vélasquez et Murillo étaient volés au musée du Prado. Depuis on avait perdu sa trace. Jusqu'à hier...

Pendant que son adjoint parlait, Albertini s'est levé. Les mains croisées derrière le dos, il s'est dirigé d'un pas de promeneur vers le tableau suspendu au dessus de ma chaîne HI-FI.

- Très réussi, dit-il en désignant mon portrait. C'est l'oeuvre de Madame Weimer, c'est ça ?

Je suis troublé. Comment peut-il savoir ça ? Albertini me regarde en souriant. Il pose un doigt sur le tableau.

- Il y a sa signature, ici : "Virginie". C'est bien sous ce nom que vous la connaissiez ?

Je ne parviens pas encore à imaginer Virginie sous les traits de Madame Weimer. Devant mes yeux danse l'image d'une chevelure brune flottant sur le cuir d'un minuscule sac à dos. Je ne peux croire que ces cheveux sont ceux d'une voleuse poursuivie par Interpol...

Tranquillement, Albertini revient vers le canapé et ouvre le sac qu'il avait posé à ses pieds en s'asseyant.

- Vous avez connu Mme Weimer cette semaine, dites-vous. Le tableau est récent, alors ?

- Il a été peint hier.

- Intéressant. Et vous n'avez pas eu de nouvelles de madame Weimer depuis hier ?

- J'étais à Rotterdam et je rentre à l'instant.

- Que faisiez vous à Rotterdam ?

Le ton soupçonneux de la question me déplaît. Je me sens mal à l'aise.

- J'y suis allé pour affaires.

A cet instant, je m'aperçois que l'inspecteur Perrier a sorti un calepin de sa poche. Il note mes réponses.

- J'avais rendez-vous avec des fournisseurs et... Mais qu'est-ce que vous faites ?

Un chiffon et une bouteille à la main, Albertini s'avance vers mon portrait. Je veux me lever mais Perrier me retient par le bras.

- S'il vous plaît Monsieur Dalban, dit-il de sa voix calme. Restez assis.

Son sourire est cordial mais la pression de sa main sur mon avant-bras est ferme.

Albertini incline la bouteille et verse quelques gouttes sur le chiffon. Doucement, il commence à frotter la peinture au bas du tableau.

- Mais enfin, qu'est ce que vous faites ?

Le commissaire ne répond pas et continue à frotter. Progressivement, la peinture disparaît, révélant le blanc de la toile. Pourtant, cela ne semble pas satisfaire Albertini. Il imbibe à nouveau le chiffon et reprend patiemment son travail. Un serpent glacé glisse alors lentement entre mes omoplates : le blanc de la toile disparaît lui aussi ! Bouche bée, je regarde les couleurs surgir peu à peu. Lorsque le commissaire cesse enfin de frotter, je discerne nettement le dessin d'un pied chaussé d'une bottine noire...

Près de moi, la voix de Perrier s'élève à nouveau.

- Le coup était remarquablement bien monté, Monsieur Dalban. Une fois le vol du tableau réussi, il fallait trouver un endroit sûr pour le dissimuler. Weimer ne pouvait pas le garder chez lui : c'était trop dangereux. Il fallait donc trouver une personne insoupçonnable, quelqu'un qui ne soit pas connu de nos services. Ou du moins pas encore... L'idée de peindre votre portrait sur la toile et de l'accrocher bien en évidence dans votre appartement était excellente, je l'avoue. Un peu gonflée mais excellente...

Albertini hoche la tête en esquissant une moue approbatrice. Je suis sonné. Complètement sonné. Incapable de protester.

- Une fois la toile en votre possession, vous pouviez négocier avec l'acquéreur. Les néerlandais sont de grands amateurs d'art, je crois, Monsieur Dalban ?

Je regarde mon portrait sourire au fond de la pièce. Errol Flynn, hein ? Albertini m'observe. Je me lève et, cette fois, Perrier ne me retient pas. Je m'approche de la fenêtre. Par dessus les toits, j'aperçois la silhouette grise de Notre-Dame. Je crois que je n'irai plus jamais sur l'île Saint-Louis...

- Et comment m'avez vous trouvé ?

Ma voix est blanche, presque inaudible.

- Un hasard. Un pur hasard. L'un de nos inspecteurs habite dans votre immeuble. Il a croisé hier madame Weimer lorsqu'elle sortait de chez vous. Le monde est petit monsieur Dalban...

Le commissaire Albertini rajuste le noeud de sa cravate. Derrière lui, mon portrait sourit toujours.

- Vous êtes en état d'arrestation, monsieur Dalban. Veuillez nous suivre.

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