DES CARAMELS POUR CAROLINE

- Je pourrais avoir un autre sac, s'il vous plaît ?
D'un geste sec, la caissière tira sur les poches plastiques accrochées près d'elle et, sans se retourner, les lança vers sa cliente.
Joanna termina de vider son caddie et constata avec horreur l'ampleur du désastre : huit sacs gonflés à craquer attendaient placidement sur le tapis de caoutchouc. Elle essaya de les répartir au mieux entre ses mains et, cette délicate opération achevée, marcha vers la sortie. Pour chaque pas parcouru, il lui semblait que ses bras s'allongeaient d'un centimètre. Encore un kilomètre et elle pourrait se gratter la plante des pieds sans se baisser : une vraie petite guenon, Tchita ramenant les provisions à Tarzan...
Dans le hall de l'immeuble, elle s'arrêta pour ouvrir sa boîte aux lettres puis reprit sa marche, les bras raides, le courrier entre les dents. Lorsqu'elle arriva devant l'ascenseur, ses incisives se plantèrent un peu plus profondément dans l'épaisseur des enveloppes. Sur la porte vitrée, elle pouvait lire ces deux mots, tracés en lettres noires et capitales sur un rectangle de papier blanc : "EN PANNE".

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D'un coup de talon, Joanna claqua la porte de son appartement. Elle déposa ses sacs devant le grand miroir de l’entrée et frictionna longuement ses biceps douloureux. Elle entra dans la cuisine, but un grand verre d'eau fraîche et gagna le salon. Epuisée, elle s'écroula dans le canapé et resta un long moment sans bouger, les bras ballants, le regard flou.
D'un geste las, elle effeuilla le courrier : une lettre, une facture et deux cartes postales. La première représentait deux bretons en costume folklorique figés dans un pas de danse non-identifié. Joanna retourna la carte et sourit en reconnaissant la signature de son frère. Après avoir visité les cinq continents, il découvrait la France et séjournait actuellement à Perros-Guirec. Il annonçait son prochain retour sur Paris et son sixième coup de foudre en cinq mois. La seconde carte était envoyée par Fred et Virginie : ils passaient leurs vacances aux Caraïbes, seuls sur un voilier, alternant bains de soleil, pêche et plongée. Joanna soupira et déchira la dernière enveloppe. Son nom avait été tiré au sort par une célèbre agence de voyages et elle était susceptible de gagner un séjour de rêve aux Seychelles. Il fallait "simplement" qu'elle remplisse un coupon-réponse en répondant à deux questions. Joanna ne put s’empêcher de sourire : rien que ces deux derniers mois, elle avait gagné cent mille euros, un téléviseur couleur et son poids en livres de poche. Les lots potentiels se succédaient à une vitesse faramineuse. Elle avait parfois répondu, par curiosité. Les cent mille euros et le téléviseur s'étaient alors transformés, par un phénomène physique étonnant, en réveil de voyage et en plat à tartes.
Malgré ces décevants précédents, Joanna ne put résister longtemps à la force d’attraction du mot « Seychelles ». Fermant les yeux, elle se retrouva debout dans une eau turquoise, sa pudeur uniquement protégée par l’ombre de son chapeau de paille. Un soleil amical lui chauffait doucement les épaules et quelques grains de sable blanc dessinaient un joli tatouage sur le haut de sa cuisse.
La puissance de cette évocation l’éjecta de son canapé et la porta magiquement jusqu’à la boîte aux lettres la plus proche. Après s’être assurée qu’on ne la voyait pas, elle déposa un rapide baiser sur l’enveloppe réponse, la glissa dans la fente métallique et pointa un index et un auriculaire vaudous vers le jaune réceptacle de ses espoirs.


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Etait-ce la force du baiser ou le fluide magique de ses doigts, ou bien l’alchimie bienheureuse de ces deux rituels venus du fond des temps ? Quoi qu’il en soit, le miracle se produisit : un mois plus tard, un Airbus A320 affrété par la célèbre agence de voyages survolait l’Océan Indien. A l’intérieur de la carlingue, à la place « 7B » très précisément, Joanna écoutait avec ravissement le commandant de bord annoncer que l’atterrissage était imminent et que la température à l’arrivée était de 29°. « Je parle bien sûr de la température de l’eau », précisa le commandant.

Un bouquet de chaleur et de parfums attendait Joanna en haut de la passerelle de débarquement. En descendant les marches métalliques, elle ne put réprimer un sourire en imaginant la tête d’E.T. si elle l’avait vue à ce moment précis. Ces deux lettres a priori inoffensives étaient les initiales d’Evelyne Thénier, plus connue parmi le personnel du Groupe Alpha sous le surnom évocateur de « la Murène ».
Le groupe Alpha était l’entreprise de télémarketing où Joanna passait ses jours ouvrés à débiter un argumentaire inepte pour vendre les abonnements d’un magazine. E.T. était la garde-chiourme affectée à la surveillance du plateau. Derrière son bureau-aquarium, un casque sur l’oreille, elle observait sa basse-cour caquetante et jouait rageusement avec les boutons qui lui permettaient d’écouter les conversations de ses opérateurs. Aussi affreuse et méchante qu’une murène, elle surgissait régulièrement de son bureau pour foncer vers le malheureux qui avait eu l’outrecuidance de changer un mot dans le déroulement de son script. Elle lui crachait quelques instants dans les oreilles et repartait ventre à terre dans sa bulle de verre. A la fin de la journée, elle ne disait pas «bonsoir » mais : « combien t’as fait aujourd’hui ? ». En résumé, E.T. était le cauchemar quotidien et parfois même nocturne de ses employés.
Dans le groupe Alpha, les congés se posaient au mois d’août et le maigre reliquat devait être saupoudré sur le reste de l’année, selon un planning défini dès le mois de janvier. Il était donc inimaginable d’aller voir E.T. au mois d’avril pour lui annoncer un séjour de quinze jours aux Seychelles au mois de mai. Aidé par un médecin complaisant, Joanna tomba donc soudainement malade, ce qui exaspéra la murène. Fort heureusement, le rayon d'action de celle-ci ne dépassait pas dix mètres autour de son bureau-aquarium : Joanna put ainsi quitter son appartement et prendre le RER sans craindre de la rencontrer.

A présent, elle regardait avec un air extatique sa valise acheminée doucement par le tapis roulant et savourait en connaisseuse les dix mille kilomètres qui la séparaient d’E.T.
A la sortie de l’aéroport, elle eut l’heureuse surprise de voir son nom élégamment dessiné sur un panonceau tenu par un chauffeur en livrée. Ce dernier l’accompagna vers une somptueuse limousine blanche qui l’emporta vers un hôtel de grand luxe. Elle fut accueillie à la réception, comme une star en tournée, et conduite dans une chambre-bungalow. Des meubles en bois exotique, élégamment sculptés, entouraient un lit à baldaquin tendu d’un voile de mousseline blanche. Des serviettes et un peignoir brodés étaient soigneusement pliés sur la courtepointe et un splendide bouquet d’orchidées avait été disposé sur un guéridon d’acajou, à côté d’une carafe délicieusement glacée. Le regard de Joanna s’envola par la fenêtre ouverte et se posa sur l’immense piscine-lagon, qui était le fleuron de l’hôtel.

Deux coups discrets furent frappés à la porte. Joanna ouvrit celle-ci et se trouva nez à nez avec un homme incontestablement séduisant. C’est du moins la première impression qu’il lui fit. Grand, les yeux bleus, et le visage joliment hâlé, il ressemblait à un moniteur de voile en fin de saison. L’inconnu lui décrocha un sourire de magazine et lui tendit la main :
- Bonjour Joanna, je m’appelle Christian Leddinger… mais vous pouvez m’appeler Chris, ajouta-t-il d’une voix légèrement traînante de suisse exilé. Je suis le représentant de Dream Tour et je voulais vous souhaiter la bienvenue sur l’île.
- Oh… Je suis absolument enchantée de faire votre connaissance. Vous ne pouvez pas vous imaginer comme je suis heureuse d’être ici : j’ai l’impression d’être dans un rêve. Je voudrais vraiment vous remercier.
- C’est un plaisir pour nous de vous accueillir. Je voulais vous proposer de partager ma table pour le dîner. Je vous présenterai un peu l’archipel et je pourrai vous donner quelques idées d’excursion. Vous aimez la langouste ?
Plaisir, archipel, excursion, langouste… Joanna regarda le beau visage qui lui souriait et décida de se pincer discrètement : une petite douleur rassurante lui répondit.

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Le lendemain matin, elle embarqua avec Chris à bord d’un catamaran pour rejoindre l’île Curieuse. Au cours du dîner de la veille, son hôte lui avait proposé de commencer son séjour par la visite de ce sanctuaire des tortues géantes.

A l’approche de l’île, l’eau devenait de plus en plus claire, jusqu’à en devenir invisible. Joanna eut la délicieuse impression que le catamaran terminait sa traversée en volant au dessus d’une plage de sable blanc.
L’île était petite et, à première vue, ne devait guère faire plus d’un kilomètre de large. La plage était entourée d’un incendie de flammes pétrifiées. Derrière cette ceinture de rochers, s’étendait une forêt d’arbres inconnus. Chris expliqua qu’il s’agissait de manguiers, de bananiers et d’orangers.
Le catamaran mouilla à quelques mètres de la plage et ils sautèrent à l’eau pour rejoindre le rivage. Une jeune femme les y attendait. Chris salua l’inconnue et fit les présentations :
- Joanna, je vous présente Elise. Elle est française et rédige actuellement une thèse sur la reproduction des tortues géantes. Elle nous servira de guide pour visiter la réserve naturelle.
Joanna trouva la jeune femme instantanément sympathique. Elise ressemblait à Pascale, l’une de ses collègues de plateau, une brunette rigolote avec deux rougeurs adorables sur les pommettes. E.T. apparut un instant à la suite de cette évocation parisienne mais Joanna la renvoya aussitôt dans son aquarium.
Elle emboîta le pas de sa guide, dont les jambes flottaient dans un short d’explorateur.
- Il y a beaucoup de tortues géantes sur l’île ? demanda Joanna
- 56.
- C’est tout ?
- Malheureusement oui. Pourtant, elles pondent des centaines d’eux chaque année mais il y a ce satané crabe.
- Un crabe ?
- Oui, le crabe fantôme. Durant la période de ponte, il attaque les œufs de mes grosses mères et fait des ravages considérables.
- Et vous ne le chassez pas ?
- Ce n’est jamais très bon d’attaquer une espèce, aussi nuisible soit-elle. On ne sait pas quelles seraient les conséquences pour la biodiversité.
Joanna pensa qu’elle ne se priverait pas d’un bon coup de talon si elle croisait la route d’un de ces crabes infanticides. Et tant pis pour la biodiversité…
Après quelques minutes de marche, elles débouchèrent sur une vaste pelouse, impeccablement tondue.
- Nous arrivons, annonça Elise.
- Elles jouent au golf, vos tortues ?
- Pas encore, rigola l’étudiante. Mais elles adorent l’herbe. Tenez, regardez.
Joanna s’arrêta, estomaquée. A quelques mètres d’elle, une tortue Sumo l’observait d’un œil placide. L’animal avança lentement une patte grosse comme un quartier de bœuf, puis, toujours au ralenti, l’autre patte avant se mit en branle à son tour. Joanna se demanda s’il était très sage d’attendre que ce char d’assaut à écailles lui passe sur le corps.
Elise perçut le mouvement de recul de son invitée et posa une main rassurante sur son bras.
- N’ayez pas peur : elle vient vous dire bonjour. Venez.
Elise prit la main de Joanna et elles s’approchèrent de la tortue géante.
- Elle s’appelle Caroline.
- Non ?
- Oui, je sais c’est idiot mais je n’ai pas pu résister.
Joanna s’agenouilla et tendit une main hésitante vers la carapace de la tortue. L’animal allongea son cou démesuré et Joanna tressaillit.
- Vous avez la cote, constata Elise, je crois qu’elle veut vous faire un bisou.
Chris, qui s’était fait discret jusque là, appela Joanna.
- Une petite photo souvenir pour Dream Tour ?
Joanna décocha son plus beau sourire, et sentit au même instant le bec de sa nouvelle amie déposer un tendre baiser sur sa joue.
- Et elle mange quoi ?
- Beaucoup de verdure mais Caroline a un péché mignon : elle raffole des caramels mous !
- C’est une blague ?
- Pas du tout, regardez.
Elise plongea la main dans la poche de son short et en sortit un petit carré brun, entouré d’un papier transparent. Instantanément, le cou de la tortue s’allongea d’un mètre supplémentaire. Elise défit prestement le papier et fourra le caramel dans la bouche de Caroline.
Joanna regarda avec une stupeur amusée la tortue mâchonner sa friandise.
- On dirait une grand-mère qui remet son dentier !
- Mais c’est une grand-mère, s’exclama Elise, elle a 90 ans !

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* *

Le reste du séjour fut à la hauteur de cette première journée. Joanna sauta d’atoll en atoll, plongeant dans des lagons paradisiaques et se séchant sur des plages de sable fin. Elle ne revit pas Chris, ce qui ne la chagrina guère, car elle avait un instant craint que sa présence, d’abord agréable, ne devienne trop envahissante.
En revanche, elle n’avait pas résisté à l’envie de revoir ses deux nouvelles copines, Elise et Caroline. Elle avait repris cinq fois le catamaran volant pour ravitailler l’une et l’autre en caramels mous.

Le jour du départ finit cependant par arriver et Joanna traversa de nouveau l’océan indien. Lorsqu’elle atterrit à Paris, elle se rappela avec tristesse que le ciel pouvait être gris et sale. Elle prit une enfilade de tunnels et, sur un quai couleur de pierre tombale, attendit le RER bondé qui l’emmènerait vers son studio parisien.
Arrivée dans le hall de l’immeuble, elle n’eut même pas la force de soupirer lorsqu’elle vit le rectangle de papier scotché sur l’ascenseur.
« Y’a pas que toi qu’est en panne », pensa-t-elle très fort.

Le lendemain, Joanna dessina des cernes lugubres sous ses yeux et éclaircit son teint avec un peu de poudre savamment étalée. Elle était censée relever d’une maladie très fatigante et se devait de présenter une mine de circonstance à E.T. A la pensée des retrouvailles avec la murène, une petite boule désagréable se blottit dans sa gorge. Pour la vingtième fois depuis son retour, elle réussit cependant à se rassurer : Chris et Elise étaient à dix mille kilomètres de Paris et elle n’avait parlé à personne de son escapade. Rien ne pouvait la trahir. Elle avait presque raison…

Lorsque, essoufflée, elle arriva sur le plateau, l’infâme Evelyne Thénier l’attendait. Elle arborait un sourire jaunâtre qui se voulait sarcastique mais évoquait surtout le rictus terrifiant d’un requin blanc.
- Vous allez mieux, Mademoiselle ?
Un peu surprise par cette sollicitude inattendue, Joanna entreprit cependant de jouer vaillamment son rôle de convalescente.
- Ce n’est pas encore la grande forme. Mon médecin voulait me prolonger d’une semaine mais j’ai refusé. Mon absence a déjà dû causer suffisamment de désagrément, minauda-t-elle.
- Vous m’avez causé plus de désagrément que vous ne pouvez imaginer. Mais à présent, vous me soulagez, grimaça E.T. Venez, Mademoiselle.
Intriguée par ces paroles obscures, Joanna suivit la murène dans sa grotte.
- Notre magazine a signé avec un nouvel annonceur, Mademoiselle. Mais peut-être le connaissez-vous ? Dream Tour, ça ne vous dit rien ?
E.T. ouvrit le magazine et le brandit sous les yeux de son employée. Effarée, Joanna vit son visage bronzé et souriant surgir devant ses yeux. La photo prise par Chris sur l’île Curieuse s’étalait devant elle avec ce slogan exalté : « Avec Dream Tour, vous ne rêvez pas, vous y êtes déjà ! ».
- J’avoue que vous êtes beaucoup moins photogénique que la tortue… Mais on vous reconnaît bien quand même, grinça E.T.
- Ecoutez Madame Thénier…
- Ne vous fatiguez pas Mademoiselle, tout à l’heure je vous ai dit que j’étais soulagée et je ne mentais pas. Vous savez pourquoi je suis soulagée ?
- Parce que je vais mieux ?
- Parce que VOUS ETES VIREE ! hurla la murène déchaînée. VOUS M’ENTENDEZ ? VIREE !
Bizarrement, ces hurlements n’impressionnèrent pas Joanna. Elle sentit même un calme et une assurance étranges l’envahir. Elle prit le magazine, regarda attentivement la photo et… embrassa E.T. sur les deux joues.
- Merci, lui dit-elle. De tout mon cœur : merci !
La mâchoire de la murène décrocha subitement et un gargouillis inquiétant sortit de sa gorge. Satisfaite de voir l’ennemie ainsi terrassée, Joanna tourna les talons, courut embrasser ses copines et partit sans fermer la porte.

Et vous savez ce qu’elle fit ensuite ? Elle courut acheter un billet d’avion et trois grands sacs de caramels mous !

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