Une feuille sur un ruisseau

Nous étions partis à l’aube et j’avais mal au cœur, comme chaque fois que je me lève tôt. Dans la voiture, ils avaient commencé à fumer et cela avait achevé de me tordre l'estomac. Assis à l’arrière, je faisais semblant de somnoler, le nez collé près de la vitre entrouverte. Pierre conduisait vite et un filet d’air froid glissait sur mon front.
C’était ma première journée de chasse.

J’étais arrivé à Amiens dix-huit mois auparavant pour prendre mon poste de jeune diplômé. J'avais quitté mon Sud natal après mon premier entretien d'embauche. Mon futur chef avait une bonne tête, il semblait ravi de ma candidature et je n'avais pas eu le cœur de le décevoir. Et puis j'avais vingt-deux ans et peut-être l'envie idiote de prouver que je pouvais vivre en toute autonomie à mille kilomètres de ma famille. Certains partent chasser le lion pour impressionner les adultes de leur tribu, moi je suis parti vendre des assurances en Picardie. On a les rites de passage que l'on peut...
J'avais emménagé en bordure de ville, dans un studio à peine meublé où je déprimais soir et week-end, coincé entre mon lit défait et l’évier empli de vaisselle sale. Loin de moi l'idée de dénigrer Amiens et ses habitants. Je me serais sans doute tout autant ennuyé à Metz, Dijon, Brest ou Limoges. Sans connaissances et sans voiture pour me déplacer, j'avais peu d'occasions de me distraire. Ayant succombé un soir au boniment d'un vendeur de bouquets numériques, j'accédais depuis mon studio à quatre-vingt-dix-neuf chaînes satellites aussi ineptes les unes que les autres et j'avais entamé une liaison abrutissante avec mon téléviseur. Séquestré par la pieuvre numérique et ma léthargie, je m'engluais peu à peu sans me débattre dans une vie morne et inutile.
Cela aurait pu durer indéfiniment si, au bout de quinze mois de solitude, Pierre n'était pas venu frapper à ma porte. Il venait d'emménager sur mon palier et m'invitait à sa crémaillère. C’était un garçon jovial, natif de la région, qui dévorait sa jeunesse avec un appétit communicatif. Il m’a présenté sa bande de copains et nous avons commencé à écumer ensemble les discothèques et les bowlings des environs. En d'autres circonstances, je n'aurais pas été leur ami. Je ne goûtais pas forcément leurs plaisanteries de fin de nuit et notre âge était sans doute notre seul point commun. Je préférais cependant être mal accompagné que seul et j'étais bien heureux de faire des infidélités à ma télécommande.
Lorsque est arrivée la saison de la chasse, j’ai donc fait comme pour le reste : je les ai suivis. J’avais compris que c’était pour eux une activité aussi naturelle que de sortir en boîte le samedi soir et qu’un refus m'aurait peut-être renvoyé à un isolement que je redoutais.
Je n’avais jamais été attiré par la chasse. Sans eux, je n’y serais jamais allé mais j'étais jeune, sans conviction affirmée ni passion particulière et je me laissais porter par la vie. J'aurais tout aussi bien pu les accompagner à une manifestation anti-chasseurs s’ils me l’avaient demandé.
Je savais aussi que je n’étais pas mauvais tireur. Lorsque j’étais jeune, nous avions plus d’une fois chipé la carabine de mon grand-père pour aller tuer quelques boîtes de conserve dans une clairière tranquille. Mes victoires au bowling m’avaient déjà donné un certain prestige : je pensais qu'un ou deux coups de fusil bien placés ne pourraient que le renforcer...

Nous avons quitté la départementale pour rouler quelques mètres sur un chemin de terre. Lorsque nous avons sorti les fusils du coffre, une pluie fine et froide a commencé à tomber. J’ai remonté en frissonnant le col de ma veste imperméable et j’ai enfoncé la casquette de toile épaisse que m’avait prêtée Pierre. Mes compagnons étaient uniformément vêtus de kaki et j’avais l’impression d’appartenir à une bande de mercenaires en route pour un mauvais coup. Le jour se levait à peine et des écharpes de brumes flottaient sur les arbres du sous-bois où nous nous sommes enfoncés.
Nous marchions en ligne, le fusil à la main, communiquant par signes comme des indiens de western. Nous progressions lentement, passant de champ en bosquet, enjambant fossés et ruisseaux. Il pleuvait toujours et seule une pâle lueur derrière les nuages indiquait que le soleil s’était levé.
J’ai attendu une heure avant de lâcher mon premier coup de fusil. Autour de moi, le tableau de chasse se garnissait et quelques kilos de plumes commençaient à pendre aux ceintures de mes amis. La matinée avançait, j’étais toujours bredouille et la cible de moqueries de moins en moins drôles.
A midi, la pluie s’est arrêtée et nous avons pu déjeuner au sec dans une clairière, assis sur des rondins. Les sandwiches étaient copieux, le vin robuste et cela m’a un peu réconforté. Après le repas, j'ai remarqué la démarche un peu plus hésitante de mes compagnons : je décidai de profiter de cet affaiblissement de la concurrence pour me rattraper.

Je n’eus pas longtemps à attendre. Alors que j’avançais à découvert dans un champ de betteraves, courbé comme un G.I en terrain hostile, je vis un éclair roux traverser un petit bois quelques mètres devant moi. J’épaulai, tirai aussi vite que je le pus et, soudain grisé par cette brusque accélération de la réalité, courrai découvrir mon gibier.
Je m’arrêtai, horrifié : j’avais blessé un jeune faon. Sa robe rousse était tachetée de blanc et il était couché sur le flanc. Son ventre blanc se soulevait par saccades et je n’ai pas vu le sang tout de suite. Lorsque je me suis approché, il a voulu se relever et ses pattes ont griffé inutilement la terre. Sans doute touché aux reins, il était incapable de fuir. Tétanisé, je le regardai agoniser devant moi. Pierre m’avait rejoint et jurait en se tenant la tête.
- Mais bon dieu, Jérôme, qu’est-ce que t’as foutu ! Un faon ! Tu vas nous faire avoir des emmerdes ! On regarde avant de tirer !
Je restai sans répondre, les bras ballants. Pierre continuait à m’engueuler.
- Achève-le ! Tu vois pas qu’il souffre ?
Au moment où j’ai levé mon fusil, le faon a tourné la tête et m’a regardé. Mes doigts tremblent au moment où j’écris ces lignes. Cela fait pourtant dix ans que cela s'est passé mais le même frisson me parcourt. Il y avait dans ce regard la détresse, l’incompréhension et la douleur de toutes les victimes du monde face à leur bourreau. Peut-être certains d’entre vous ricaneront-ils : « ce n’était qu’un animal », direz-vous. Sûrement… Mais pour moi, c'était un être vivant qui attendait la mort que j’allais lui donner. J’étais l'exécuteur, celui qui prend la vie non par nécessité mais par plaisir. Dans son regard, j’ai vu ma bêtise et ma lâcheté. Et la vérité m’est apparue simple et stupide : je m’étais levé ce matin pour tuer un faon.
- Bon sang, Jérôme ! Qu’est-ce que t’attends ?
J'ai jeté mon fusil et je me suis agenouillé près de l'animal. Lorsque je me suis relevé, je le tenais dans mes bras. J'ai glissé ma tête sous son ventre et je l'ai chargé sur mes épaules. Je suis parti en courant, laissant derrière moi mon fusil et les cris de Pierre. J'ai traversé deux champs sans m'arrêter. La terre était molle, mes bottes lourdes et j'avançai difficilement. Je continuai cependant à courir, porté par la chaleur du faon sur ma nuque. Suant et soufflant, je finis par rejoindre notre voiture. J'y avais rangé les glacières après le déjeuner et j'avais gardé les clefs de Pierre dans ma poche. J'ai déposé délicatement le faon sur la banquette arrière et j'ai jeté une couverture sur lui. Son œil ne me fixait plus et j'ai cru un instant qu'il était mort. J'ai caressé les poils ras de son encolure et il a lâché un léger soupir.
J’ai roulé pied au plancher jusqu'à la ville voisine. Durant tout le trajet, je lui ai parlé, lui demandant pardon pour ma bêtise et mon orgueil, le suppliant de rester en vie. Je lui ai dit que je n'étais qu'un minable qui avait juste voulu briller devant ses amis. Je lui ai répété plusieurs fois que je m’occupais de lui, que tout se passerait bien….
J'ai débouché chez le vétérinaire, hirsute et rouge, la veste couverte de sang, avec mon faon sur les épaules. J'ai déposé l'animal sur le comptoir et je me suis enfui.

Je n'ai pas dormi de la nuit : le regard du faon me poursuivait et je ne pouvais m'y dérober. Pierre est venu frapper à ma porte : je n’ai pas répondu et j’ai décroché le téléphone. J’ai repassé le film des jours et semaines précédents, comment les événements s’étaient enchaînés, comment je m’étais laissé entraîner vers cette matinée stupide, seulement par peur de déplaire et manque de conviction, juste en me laissant porter par le courant, comme une feuille sur un ruisseau.
Le lendemain, j’ai dégringolé les escaliers et j’ai couru chez le vétérinaire. Sans un mot, il m’a conduit au box où reposait ma victime.
Un large bandage couvrait sa cuisse gauche et son arrière-train. Il a levé la tête et nos yeux se sont croisés pour la seconde fois.
- Qu’allez-vous faire ?
J’ai approché la main et j’ai senti une langue fine et râpeuse parcourir mes doigts. Je me suis tourné vers le vétérinaire et j’ai souri.
- Je vais déménager et je vais m'acheter une voiture.
Une semaine après, je quittais Amiens, les Assurances et mes quatre-vingt-dix-neuf chaînes de télévision.
Depuis ce jour, j'ai cessé d'être une feuille sur un ruisseau.

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